INTRODUCTION
Je suis moi-même une survivante de traumatismes. Mes deux parents étaient alcooliques et j’ai vécu beaucoup d’abus; j’ai eu l’impression de grandir dans une maison hantée. Je suis retournée à l’école en 1985, et, voulant devenir une bonne thérapeute, j’ai décidé d’acquérir mon éducation pratique à l’hôpital général d’Ottawa. Je n’avais aucune idée de tout ce que j’allais découvrir. J’ai commencé cette expérience avec l’idée directrice que toutes nos émotions étaient justifiées; j’ai donc été bouleversée d’apprendre que les femmes et les hommes que j’aidais à l’hôpital général d’Ottawa parlaient d’abus sexuel et que personne ne les écoutait. Je n’oublierai jamais la situation d’une femme en particulier: elle avait plusieurs diagnostics, plusieurs médicaments à prendre et elle était considérée comme irrécupérable. En entendant l’histoire qu’elle révélait peu à peu à son thérapeute, il m’apparaissait qu’elle avait souffert d’abus sexuel pendant son enfance. Finalement, j’en ai parlé en réunion: on m’a regardé comme si j’étais folle. J’ai réalisé à ce moment que je devais faire quelque chose pour faire connaître ce problème. L’objet de ma conférence sera l’étude que j’ai effectuée pendant ma maîtrise universitaire, en 19861. J’ai mis l’accent sur l’abus sexuel à l’enfance, mais je dois préciser que toutes les formes de violence et de traumatisme sont influentes dans nos vies. Je parlerai donc aussi de plusieurs formes de violence, dont la violence émotive, qui peut avoir une forme très insidieuse.
L’ensemble de la littérature mentionne que de 57 % à 92% des femmes psychiatrisées avec troubles de santé mentale graves relatent des expériences d’abus physique ou sexuel à l’enfance2. De plus, une étude a été effectuée il y a quelques années à l’hôpital Riverview, en Colombie-Britannique3. Dans cette étude, nous avons interviewé des hommes et des femmes à propos de leurs expériences d’abus sexuel. À titre d’exemple de nos résultats, 58% des femmes à cet hôpital ont révélé soit à un membre du personnel ou durant le sondage une expérience d’abus sexuel vécue avant l’âge de 17 ans. Et ces pourcentages ne s’appliquent seulement qu’aux femmes qui ont décidé de parler des abus vécus! Selon mon expérience et l’expérience de plusieurs femmes avec qui j’ai travaillé lorsque j’étais conseillère au Centre de support pour les agressions sexuelles d’Ottawa, plusieurs femmes ne réalisent pas ce qu’il leur est arrivé et, malheureusement, choisissent d’oublier l’événement afin de pouvoir survivre. Ces statistiques ne sont donc pour moi que la pointe de l’iceberg. Néanmoins, je n’affirme pas que la totalité des gens avec des troubles de santé mentale graves soit des survivants d’abus sexuel; d’autres facteurs, comme le racisme, le sexisme ou l’homophobie peuvent affecter profondément notre santé mentale.
Je vais vous parler plus en détail de mon projet intitulé «Perdues dans le diagnostic ». J’ai interviewé dix femmes d’Ottawa, toutes des femmes exceptionnelles, survivantes d’abus, mais qui se portent maintenant très bien. Elles ont été utilisatrices du système psychiatrique pendant plusieurs années. Je leur ai demandé de me raconter leurs péripéties dans le système de santé mentale; ce qu’elles cherchaient lorsqu’elles sont allées à l’hôpital; ce dont elles avaient besoin, et ce qui leur est arrivé. Dans leurs mots, ces dix femmes m’ont raconté pendant trois ou quatre heures leurs histoires, riches et puissantes. Ces dix femmes avaient toutes des expériences communes, et de leurs histoires se sont dégagés de grands thèmes récurrents. Finalement, j’ai demandé à ces femmes de me dire, avec le recul, ce dont elles auraient vraiment eu besoin. Il était dans mes critères que ces femmes aient été sous médication et aient été hospitalisées, afin qu’elles puissent parler de ce que le système de santé mentale offre en tant que traitement. Je voulais aussi que ces femmes aient participé, à un moment dans leur vie, à des groupes de discussion et aient eu du counseling féministe; ceci permet aux femmes de voir que les symptômes qu’elles éprouvent sont reliés au traumatisme qu’elles ont vécu, et leur permet ainsi de retrouver leur vie normale. Certaines de ces femmes étaient des leaders dans leur communauté d’Ottawa et il était très touchant d’entendre leur histoire. Quand, à 19 ans, j’ai vécu une dépression, j’ai été très chanceuse: je n’ai pas dû aller à l’hôpital. Mais cela était seulement dû à la chance: une amie à moi m’a accueilli dans sa famille et, pendant un mois, j’ai pleuré sans relâche. Ils m’ont nourri et m’ont laissé m’asseoir dans la cour, avec la nature. Sans cette famille, je ne serais peut-être pas ici maintenant; j’aurais été à l’hôpital et ma guérison aurait été beaucoup plus difficile. J’offre donc ici ma solidarité à toutes celles qui cherchent de l’aide.
LA DYNAMIQUE DU TRAUMATISME
Pourquoi y a-t-il tant d’hommes et de femmes survivants/es de la violence dans le système de santé mentale? Riekier et Carmen, deux chercheures féministes, écrivirent en 1986 un essai appelé The Victim-to-Patient Process4 (le processus qui fait passer de victime à patient·e). Cet essai décrivait ce qui arrive aux gens hospitalisés pour qu’ils commencent à se sentir véritablement fous. Il s’avère qu’afin de se sentir acceptées dans la communauté ou dans leur famille, plusieurs victimes de traumatismes sévères doivent s’adapter au jugement des autres. Pour cela, il faut en premier nier l’existence de l’abus et refouler les réactions émotives face à l’abus. Deuxièmement, il faut changer la signification de l’abus et se dire que c’est notre faute; souvent, les victimes ont l’impression que si ce n’est pas leur faute, elles ne peuvent pas le contrôler. En plus de ceci, les auteurs des abus reportent souvent la faute sur la victime. Au terme d’un tel processus, la victime commence à se sentir folle et commence à douter de ses propres perceptions. Malheureusement, dans le système de santé mentale, qui, comme la société, nie l’abus et les traumatismes, les travailleurs ont tendance à discréditer les survivants/es d’abus, à penser que ces personnes éprouvent de la colère inappropriée et qu’elles délirent. À la fin du processus, la personne se retrouve dans la même situation qu’à la maison, mais dans un environnement qui est censé les aider.
La dynamique du traumatisme a été conceptualisée par Finklehore et ses collègues en étudiant l’inceste. Les caractéristiques reliées au traumatisme sont le sentiment d’impuissance, de trahison, la honte et la sexualisation traumatique qui rend tout acte sexuel horrible et terrifiant. Finklehore a aussi étudié l’objectification qui fait que les survivantes d’abus sexuel voient l’acte sexuel comme la seule façon d’être aimée, ce qui a un impact majeur sur leur sexualité. J’ai ajouté à cela la transgression des limites personnelles auxquelles il faut faire extrêmement attention pour éviter la victimisation secondaire. Pour un enfant dont la famille est impliquée dans de l’abus, le seul monde connu est un monde d’abuseurs. Cet enfant a donc le fantasme d’être secouru; c’est tout ce que vous connaissez. Lorsque cette personne va enfin chercher de l’aide, elle cherche encore quelqu’un qui le secourra. Cependant, être secouru en tant qu’adulte peut avoir deux effets. La personne qui va au secours d’une autre peut lui offrir son support, mais, d’un autre côté, si cette personne offre son aide sans voir les forces de la personne secourue, cette dernière peut se sentir impuissante et ne guérit pas de façon à entendre sa propre voix.
Le secours présente donc toujours le danger de rendre la personne secourue dépendante, et beau-coup d’entre nous qui exprimons de la compassion et de la sympathie créent une situation de dépendance qui limite la guérison. Le secours a créé des problèmes réels chez les femmes de mon étude. Trop souvent, les stratégies d’adaptation, que les femmes développent pour survivre et qui devraient être admirées, sont vues comme des faiblesses et sont diagnostiquées comme des pathologies; ceci est une forme puissante de victimisation secondaire. L’hôpital et certains psychiatres ont recréé d’autres dynamiques du traumatisme, telles que la trahison. Il est important de mentionner que six des dix femmes que j’ai interviewées ont été abusées sexuellement par des membres du personnel médical – la plupart par leur docteur, certaines par des préposés. Les docteurs qui sont des prédateurs sexuels vont rechercher des victimes d’abus sexuel à cause de la réaction de paralysie que ces dernières vont avoir face à une nouvelle agression. Ces victimes doutent de leur perception et sont donc plus vulnérables aux agressions. Bien que les docteurs qui abusent de leur patiente soient une minorité au sein de la communauté médicale, ils font du mal à plusieurs femmes qui cherchent de l’aide. Il y a beaucoup plus de femmes agressées à l’hôpital à l’âge adulte que d’hommes; c’est une différence notable entre les sexes.
CE QUE LES FEMMES VEULENT
Je veux partager brièvement avec vous ce que les femmes que j’ai interviewées en 1986 ont répondu lorsque je leur ai demandé ce dont elles auraient eu besoin comme traitement. Il y a eu, depuis, beaucoup de travaux intéressants publiés sur ce sujet et qui rappellent ce que ces femmes avaient à dire.
• Elles ont réclamé qu’on les aide à comprendre leur souffrance et qu’on donne de l’importance à leurs sentiments.
• Elles ont réclamé qu’on les voie comme des personnes à part entière et qu’on encourage leurs rêves. Une des femmes que j’ai interviewées a dit qu’à l’urgence psychiatrique, après une surdose presque fatale, une intervenante en agression sexuelle est venue et lui a demandé de lui parler de ses rêves. Au début, la femme pensait que l’intervenante était insensée; après tout, elle venait presque de mourir! Or plus tard, la femme réalisa que l’intervenante avait cru qu’elle pouvait avoir des rêves. Ce fut une action très significative pour elle.
• Les femmes ont mentionné qu’elles ont besoin d’avoir le contrôle sur leur propre vie et sur leur processus de guérison, car elles sont évidemment les expertes sur leur propre processus de guérison. Une des femmes m’a dit: «Peu importe l’état dans lequel nous sommes, j’ai la conviction que nous savons comment nous aider et quelle partie de nous, il faut traiter.» Le processus de guérison doit donc devenir un processus conjoint, une collaboration entre le thérapeute et la survivante, ou entre la survivante et l’intervenant, pour déterminer ce que sera le prochain pas dans la direction que la survivante veut prendre.
• Toutes les femmes survivantes d’abus ont mentionné qu’elles ont besoin d’intimité personnelle et physique. Très souvent, cette intimité n’est pas respectée dans le système de santé mentale en dépit du fait qu’il est impératif de respecter l’intimité des survivantes d’abus sexuel. En outre, les femmes interviewées désirent que le personnel hospitalier ne serre pas les survivantes dans leurs bras et qu’il ne le suggère pas. Au lieu de cela, le personnel hospitalier devrait signifier à la survivante que si elles ont besoin d’une étreinte, elles peuvent le demander.
• Les femmes ont réclamé l’acquisition de compétences pratiques. Plusieurs compétences de bases ne sont pas acquises lors d’une enfance marquée par un traumatisme; de plus, les femmes ne savent pas comment gérer les effets du traumatisme, comme les émotions intenses enfouies dans le corps, comment gérer le stress, comment parler aux gens, ou comment entretenir une amitié saine. Or, toutes ces compétences peuvent être acquises. Lorsque l’on travaille avec des survivantes d’abus, il est important de faire du système de santé un environnement de sécurité pour ces survivantes. Le personnel en psychiatrie est souvent craintif d’aborder le sujet du traumatisme de peur que la personne ne régresse. Or, si l’on est certain que la sécurité de la patiente est établie, ces craintes ne sont plus justifiées. Cependant, pour la plupart des survivantes, il faut travailler pendant plusieurs années afin de créer un environnement sécuritaire et acquérir les compétences requises pour demeurer en sécurité. C’est une part importante de l’apprentissage après un traumatisme.
• Les survivantes ont besoin de groupes comme le Collectif de défense des droits, qui peuvent les aider à négocier avec le système.
• Les femmes ont aussi mentionné la difficulté à trouver un bon thérapeute. Les qualités qu’elles recherchent sont l’honnêteté, la volonté de travailler sur leurs problèmes spécifiques, la capacité à déclarer leurs limites avec la survivante (car lorsque l’on grandit sans limites, on ne sait pas toujours ce qui est admissible et ce qui ne l’est pas; ainsi, il faut que le thérapeute communique ses limites), une écoute tolérante, bienveillante, de la constance, de la patience et de la confiance. Je sais d’expérience qu’il est difficile d’être une bonne thérapeute, mais si la thérapie est centrée sur les forces de la survivante, elle devient plus facile parce que le thérapeute sait que la survivante va guérir. Finalement, il faut idéalement que le thérapeute puisse apprendre de la survivante.
• Les femmes que j’ai interviewées ont dit que l’hôpital n’était pas le meilleur environnement pour la guérison. En fait, une des femmes a mentionné qu’elle avait subi une régression lorsque le docteur avait tenté de l’entraîner vers le stade du souvenir et du deuil avant qu’elle n’éprouve un quelconque sentiment de sécurité dans sa vie. La femme interviewée a déclaré: «c’était le pire épisode de ma vie. S’il avait continué à faire ce qu’il faisait, je serais morte. Il me poussait à retourner en arrière, à régresser le plus possible. Or, seulement parler de mon passé et me le rappeler m’apportait un sentiment d’animosité – une personne a ses limites. Les tentatives de suicide se répétaient. Il y avait trop de souvenirs qui revenaient, trop rapidement.» Nous voyons que le stade de sécurité est vraiment crucial. Il faut travailler sur des bouts de souvenirs que l’on peut gérer pour qu’ainsi la survivante soit capable, avec l’aide de son ou sa thérapeute, de gérer ses émotions. Or les femmes avaient souvent besoin d’un endroit sécuritaire pour les empêcher de se suicider, et sans une maison communautaire, l’hôpital est le seul endroit restant.
• Les femmes ont demandé de minimiser la médication, car elle peut retrancher la personne de ses émotions et rendre difficile l’accès à sa sagesse personnelle et à ses besoins. Toutes les femmes que j’ai interviewées recherchaient des alternatives à la médication. Quelques-unes trouvaient que la médication aidait à dormir, par exemple durant certains épisodes. Encore une fois, la médication devrait être un processus de co-exploration entre le thérapeute et la survivante, permettant à cette dernière de gérer sa vie tout en lui permettant d’accéder à elle-même suffisamment pour être capable d’effectuer la guérison.
CONCLUSION
Je voudrais conclure en quelques mots. Aux États-Unis, l’Association des directeurs de programmes de santé mentale a effectué une consultation avec des survivants de traumatismes et avec des thérapeutes en 19985, a développé le slogan «sécurité, droit au chapitre, et choix» (safety, voice and choice) pour décrire la façon dont les travailleurs dans la santé mentale devraient supporter les survivantes. Je crois que c’est une façon exceptionnelle de capturer nos lignes de conduite en seulement quelques mots. Sécurité, droit au chapitre, et choix.
Bibliographie
Whipp, K. “Lost in the Diagnosis: Incest Survivors in Psychiatry” (thèse de maîtrise). Carleton University, Ottawa, 1991.
Goodman et al. “Physical and Sexual Assault History in Women with Serious Mental Illness: Prevalence, Correlates, Treatment, and Future Research Directions”. Schizophrenia Bulletin, Vol. 23, No. 4. 1997.
Fisher, P. Trauma Group (Responding to Sexual and Physical Abuse) Project Plan. Riverview Hospital, 1996.
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National Association of State Mental Health Program Directors (NASMHPD). “Responding to the Behavioural Healthcare Issues of Persons with Histories of Physical and Sexual Abuse: National Trauma Experts Meeting, Final Report”, Alexandria VA, National Technical Assis-tance Centre for State Mental Health Planning (NTAC), 1998.
1 Whipp, K. (1991) “Lost in the Diagnosis: Incest Survivors in Psychiatry”, MSW thesis, Carleton University, Ottawa.
2 Goodman et al (1997) “Physical and Sexual Assault History in Women with Serious Mental Illness: Prevalence, Correlates, Treatment, and Future Research Directions”, Schizophrenia Bulletin, Vol. 23, No. 4.
3 Fisher, P. (1996) Trauma Group (Responding to Sexual and Physical Abuse) Project Plan, Riverview Hospital.
4 American Journal of Orthopsychiatry,56, 360-370.
5 National Association of State Mental Health Program Directors (NASMHPD) (1998), “Responding to the Behavioural Healthcare Issues of Persons with Histories of Physical and Sexual Abuse: National Trauma Experts Meeting, Final Report”, Alexandria VA: National Technical Assistance Centre for State Mental Health Planning (NTAC), ph. (703) 739-9333.
Kathleen Whipp est psychothérapeute et consultante, elle travaille à Delta, près de Vancouver, au Canada. Sa thèse de maîtrise est à la source de plusieurs formations destinées aux professionnels de la santé mentale travaillant avec les survivantes d’abus. Ces formations parlent, entre autres, de la sécurité des patientes traumatisées à l’hôpital et des besoins des survivantes d’inceste et d’autres traumatismes en milieu psychiatrique.
SOURCE: http://www.zinzinzine.net/